Monsieur N*. est un homme d’un certain âge. Le genre d’âge qui se rit de la vie passée et qui pleure parfois l’échéance qui s’annonce. Monsieur N. en parle parfois, de cette échéance. Avec humour, et le visage habillé d’un sourire presque moqueur envers Celle qu’on finit tous par rencontrer.

Mais ça semble lui être égal. Ce qui compte pour lui aujourd’hui, c’est de se poser. Pour pouvoir ensuite se reposer. Retraite du guerrier bourru qui en a assez vu, et qui voudrait simplement profiter de ce que la vie a encore à lui offrir. « Un endroit calme », dit-il. « Et sans voisins chiants ! ».

© P-Y Jortay

Un jour, surprise, un appartement est disponible pour Monsieur N. Joie. J’enfile mes gros sabots, tout droit sortis du placard « préjugés et idées reçues ». Dans ma tête, j’imaginais la scène : Monsieur N. euphorique, excité, prêt à quitter ce qu’il nous décrivait comme un enfer quotidien. Arriva alors ce moment, celui de l’annonce du logement trouvé et de la visite imminente.

Là, désillusion. Crises de colère, violence. Monsieur N. s’emporte, et nos tentatives d’apaisement ne font que nourrir cette rage qui le consume. Monsieur N. ne sait pas comment composer avec cette nouvelle. Et moi, je ne sais pas comment composer avec cette réaction à l’opposé de celle que je m’étais imaginée.

Alors, nous nous sommes mutuellement laissé de l’espace, le temps de réfléchir et de comprendre ce qui était en train de se jouer.

Et puis, l’évidence.

Si Monsieur N. est en colère, c’est parce qu’il a peur. Il est angoissé à l’idée de voir se concrétiser quelque chose qu’il attend depuis tellement longtemps, qu’il a presque arrêté d’y croire. Angoissé à l’idée de vivre à nouveau dans un logement.

Une vie à réapprendre. Des habitudes à reconstruire : dormir dans un lit, sur un matelas. Avoir la clé de son logement dans la poche, et les responsabilités qui vont avec. Être seul, aussi. Coupé de ces rituels quotidiens qui rythment la vie de la rue et composent une mélodie devenue familière. Mais « c’est un enfer, cette vie », dit-il. Oui, mais un enfer que Monsieur N. connaît bien.

Contrairement à la vie qui l’attend dans un logement. Paradoxe insaisissable de l’insécurité sécurisante. Vivre à nouveau dans un logement, après une vie en rue, peut être terrifiant. Surmonter cette peur fait partie du travail qu’aura à réaliser Monsieur N. Une étape à la fois. Car chaque petit pas, nous en sommes sûrs, rapprochera davantage Monsieur N. de cet endroit dont il rêve.

Un endroit calme, sans voisins chiants.

- Pierre, assistant social chez Infirmiers de rue
 
(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patients et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte. Il n’y a pas de lien direct entre les photos et les histoires ci-dessus.

© photo P-Y Jortay - Infirmiers de rue 2020