Aujourd'hui, je voudrais vous parler de Monsieur J*. Tant de choses pourraient être dites.
Je pourrais vous dire au combien il s’agit d’un homme complexe et déroutant. Épuisant, parfois.
Je pourrais vous dire combien il peut nous être difficile d’avancer, quant aux démarches administratives le concernant, quant à sa condition de sans-abri, quant à ses craintes et angoisses.
Je pourrais vous expliquer à quel point Monsieur J. est capable de se mettre en colère, contre nous, contre le monde, contre lui-même.
Je pourrais également vous parler de la manière dont il lutte chaque jour pour sa survie, composant avec la maladie mentale, les violences en rue dont il est victime, et les peurs qui l'handicapent et l’enracinent dans le sans-abrisme.
Je pourrais vous dire qu’il fuit souvent la réalité, se réfugiant dans un monde où ses difficultés n'en sont pas tant que ça. Et pourtant.
Je pourrais vous dire combien Monsieur J. m’émeut, ce septuagénaire dont le corps porte les strasses des années et de la rudesse de la vie en rue. Mais qui est néanmoins toujours capable de parcourir des kilomètres, chaque jour, dans les méandres des rues de Bruxelles. A la recherche de nourriture, de vêtements, de couvertures, d'un journal qui le tiendra informé des dernières nouvelles d'une société où il peine à trouver sa place. A la recherche ... de quoi d'autre ? Bien des choses. Une vie meilleure, peut-être.
Alors je vous dirai surtout que Monsieur J. est un homme doux, sensible et courageux. Je vous laisserai imaginer la force du lien qui nous lie, nous qui l'accompagnons maintenant depuis plusieurs années.
Je vous dirai aussi qu'il a l'un des plus beaux sourires qu'il m'ait été donné de voir, sourire qui ne comporte pourtant plus que deux dents qui se dressent fièrement dans sa mâchoire. A l'image de Monsieur J., qui du haut de son grand âge et de toutes ses souffrances, se lève toujours tous les matins pour affronter la vie.
Je vous dirai aussi qu'il existe une histoire d'amour entre Monsieur J et les Rubik's Cube. Que son regard pétille d'émerveillement lorsqu'il en tient un dans ses mains, comme s'il s'agissait du bijou le plus précieux du monde. Mais hors de question d'en mélanger les couleurs. Pour quoi faire ? Ils sont parfaits comme ça. Au risque de ne plus en retrouver l'apparence d'origine ? Non. Conserver intacte ce qui peut encore l'être.
Je vous dirai, enfin, que si Monsieur J. est sans-abri, il est avant tout une personne. Et à ce titre digne d'intérêt et de considération.
Notre travail consiste aussi à le lui rappeler.
- Pierre, assistant social du pôle rue
(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patients et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte. Il n’y a pas de lien direct entre les photos et les histoires ci-dessus.
Sans vous, il n'y a pas de nous.
© P-Y Jortay - Infirmiers de rue 2020