On a rendez-vous avec un patient au CPAS. Mais il n’y est pas.

C’est ma première immersion en rue. Un événement que j’ai hâte de vivre, même si mes deux collègues ont l’air quelque peu inquiets. Pourquoi ? Je n’en sais trop rien.

Au coeur de la rue avec Monsieur E.

Un bus et 500 mètres plus loin, l’un d’eux s'enfonce dans la paroi d’un bâtiment. Dans une ouverture que je n’aurai sans doute jamais remarquée autrement, à deux pas du Berlaymont, se cache Monsieur E. Dehors il fait -3°. Le vent rajoute une couche glaciale. Dans son petit enclos d’un mètre carré, il est bien à l'abri d’une grande partie des intempéries. Assis par terre, le dos contre un mur de marbre brun, il a l’air de passer sa journée à attendre. Attendre quoi ? Je n’en sais trop rien. Peut-être s’est-il arrêté pour prendre des forces ?

Monsieur E. est assez propre sur lui. Avant de nous accompagner boire un café dans un bistro du coin, il essuie le sol avec un petit mouchoir. Il prend soin de son mètre carré. Son caddie est bien organisé. On voit qu’il a pris l’habitude de vivre en rue.

Il se dresse. Il porte au moins cinq vestes. La vie en rue repose sur ses épaules. Il en porte clairement le poids. Néanmoins, en dessous de ses cheveux blancs mi-longs se cache un sourire coquin. On marche cinq pas puis Monsieur est obligé de s’arrêter pour souffler. Il a 67 ans mais a l’air d’en avoir bien plus. La vie en rue marque l’être humain.

On s’assied autour d’une table et on boit un café. Ma collègue mesure sa saturation d’oxygène. Elle soupçonne une BPCO : bronchopneumopathie chronique obstructive. Autrement dit, Monsieur a du mal à respirer. Sa tension, par contre, est bonne.

Monsieur M. et sa résilience

Le téléphone de mon autre collègue sonne. Monsieur M., un autre patient, est arrivé au CPAS. On coupe court à notre agréable rencontre avec Monsieur E. On le sait pris en charge. Il est connu et apprécié des gens du bistro.

Savez-vous qu’il arrive au poisson-chat de traverser des dunes de sable pour arriver à la mer ? Il est obligé de s’aventurer dans un environnement hostile pour garantir sa survie.

On arrive au CPAS à l’heure de midi. La porte est fermée. Un agent de sécurité nous ouvre en nous signalant que Monsieur M est à l’intérieur. Dans un coin de la salle se trouve un grand sac poubelle gris avec ses affaires. Monsieur arrive. Je suis stupéfait.

Une paire de chaussures trouées sans lacets. Un pantalon avec quelques traces de brûlures. Son gros pull blanc ne sait cacher sa peau, faute de trous. Des trous qui ont été brûlés. Sa seule couche supplémentaire est une couverture beige, parsemée de trous, elle aussi. Il vit clairement dans un environnement qui ne veut pas de lui.

Monsieur a l’air pressé. On lui propose d’aller manger quelque chose. En route, nous nous arrêtons d’abord dans un magasin où il achète une grande bouteille de Coca. Il en afonne la moitié avant de se couvrir de sa couverture et de l’écharpe que lui a offert ma collègue. Avant de partir, je lui demande s’il aimerait que je porte son sac. Il n’hésite pas. Ses bagages sont bien plus lourds que je ne l’imaginais.

A force de vivre dans un environnement hostile, on développe des mécanismes de défense. Tout comme le poisson-chat qui a développé des muscles et des nageoires sur-dimension-nées pour traverser des dunes de sable.

On attend le bus. Monsieur M. demande d’écouter une chanson sur le téléphone de ma collègue. Le morceau commence. Il est obnubilé.

On monte sur le bus, en route pour notre dernière étape. Le poisson-chat fait chemin dans le sable. La musique l’enivre. Les gens dans le bus osent à peine regarder. D’autres lèvent le nez. Parce que oui, la traversée du désert n’est pas facile et laisse des traces.

Il décide qu’un café dans un bar est quelque chose dont il a envie. Mes collègues restent en bas. Moi j’accompagne Monsieur au deuxième étage. Il me demande si je peux lui faire écouter “Faslowe”. Je ne connais pas cette chanson.

Le café est servi par mes collègues. Pendant que l’un appelle le Samu Social pour apporter des vêtements et des couvertures supplémentaires, l’autre m’explique que c’est “Fast Love” qu’il veut entendre, de George Michael. Je lance la chanson. Il profite de son café et regarde la vidéo avec énormément d’attention.

La chanson s’arrête. Il faut qu’on y aille. On répète plusieurs fois que Monsieur devra aller à la station de métro pour y rencontrer le Samusocial. Je lui sers la main et lui souhaite beaucoup de courage. Mais cela me dérange de le laisser tout seul, entouré de tous ces étudiants qui ne se soucient pas du bien-être de ce monsieur. Et qui suis-je pour leur en vouloir ?

Si le poisson-chat n’arrive pas à la mer, il meurt. Si malgré les adaptations l’environnement hostile d’une personne sans-abri ne change pas, elle cessera de prendre soin d’elle et attendra sa mort. A quoi bon vivre si l’on n’est pas aimé ?

Juste un clin d'œil, cinq minutes de conversation, une écoute… une personne sans-abri est avant tout un être humain. Et l’être humain est un animal sociable qui a besoin d’interaction. C’est pour ça que le poisson-chat traverse le désert. Donc la prochaine fois que vous voyez quelqu’un en rue, prenez cinq minutes pour lui parler. Juste être à l’écoute pendant cinq minutes lui permettra d’avancer dans son désert hostile et garantira sa survie.

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(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patients et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte. Il n’y a pas de lien direct entre les photos et les histoires ci-dessus.