Pourquoi parler de méritocratie et d’itinérance ? J’aimerais partager avec vous quelques réflexions sur un sujet qui me tient à cœur : comment notre manière de penser la réussite et l’échec influence la façon dont on perçoit – et dont se perçoivent – les personnes en situation d’itinérance.
Pendant mon stage chez Infirmiers de rue, j’ai été marquée par un constat troublant : beaucoup de personnes sans-abri ressentent une grande culpabilité, comme si leur situation était entièrement de leur faute. Cela m’a poussée à me poser cette question :
Est-ce que notre société, en valorisant le mérite individuel, ne finit pas par faire porter aux personnes en difficulté le poids d’un échec qui est en réalité collectif ?
Ce que cache la méritocratie
Pour mieux comprendre la réalité du sans-abrisme, il faut la replacer dans un contexte plus large – celui de notre système économique et social, le néolibéralisme. Ce système repose en grande partie sur la méritocratie, cette idée selon laquelle chacun·e récolte ce qu’il ou elle a semé : si tu travailles dur, tu réussis.
Sur le papier, cela semble juste. Mais dans la réalité, cette vision invisibilise des inégalités profondes. Elle fait comme si tout le monde partait avec les mêmes chances, alors que ce n’est pas le cas. Résultat : lorsqu’une personne se retrouve à la rue, on suppose que c’est parce qu’elle n’a pas fait « les bons choix » ou qu’elle n’a pas assez « fait d’efforts ».
Une culpabilité qui ronge
Cette logique a des effets très concrets. Elle pousse les personnes en situation d’itinérance à intérioriser la culpabilité. Au lieu de voir leur situation comme le résultat d’un système injuste – manque de logements accessibles, services sociaux insuffisants, discriminations multiples –, elles en viennent à penser qu’elles sont seules responsables de ce qui leur arrive.
Une société qui divise et marginalise
En valorisant uniquement celles et ceux qui « réussissent », cette idéologie marginalise toutes les autres personnes. Elle renforce l’idée qu’il y aurait des gens qui « méritent » leur place dans la société… et d’autres non. On peut même se demander si la présence visible des personnes sans-abri dans l’espace public ne sert pas, de manière inconsciente, à nous rappeler ce qui arrive quand on « échoue » ou quand on ne rentre pas dans le moule : pas de propriété privée, pas de carrière, pas de productivité.
Des politiques influencées par cette vision
Ce regard culpabilisant va jusqu’à influencer les politiques publiques. Aujourd’hui, le logement n’est plus pensé comme un droit fondamental, mais comme quelque chose qu’il faut mériter. La spéculation immobilière, les coupes dans les services sociaux, la privatisation de la santé… tout cela rend encore plus difficile l’accès à un logement et à des soins pour les personnes en grande précarité. Et les conséquences sont graves : leur espérance de vie peut être réduite de 30 à 40 ans.
Repenser notre regard et nos choix collectifs
En fin de compte, la méritocratie ne fait pas que justifier les inégalités : elle les entretient et les rend invisibles. Elle transforme une question collective – celle de la justice sociale – en un fardeau personnel. Elle fait croire à chacun·e qu’il faut mériter sa place, son logement, ses soins, sa dignité.
Face à cela, il est urgent de changer notre manière de penser. Le logement, les soins, le respect ne sont pas des récompenses, ce sont des droits fondamentaux. Et je tiens à remercier l’équipe d’Infirmiers de rue pour le travail essentiel qu’elle accomplit : écouter, accompagner, redonner de la dignité à celles et ceux à qui notre société tourne trop souvent le dos.
Noa Anckaert, stagiaire chez Infirmiers de rue