Nous sommes dans une société du paraître, des émotions et de la vie qu’il faut gérer, des femmes qui doivent se protéger, des hommes qui ne peuvent pas pleurer.
Dans les métiers comme les nôtres, ceux de l’injustice, de la détresse, de la précarité, de la maladie, de l’exclusion, ces normes ont cours aussi bien sûr.
Mais parfois, quand on est en marge de la société, ces carcans tantôt se fendillent, tantôt explosent. Et les gens pleurent avec nous, nous racontent leurs histoires et leurs traumatismes, doivent nous faire face dans l’état dans lequel iels sont et osent nous montrer leur logement dont l’état leur fait honte.
Lorsque j’ai rencontré Monsieur R. pour la première fois, à la porte de son logement qu’il ne voulait pas que je voie, il est passé par sa salle de bain inutilisable pour tenter de se recoiffer. Il s’est excusé plusieurs fois de son état et de celui de son logement. Il m’a dit qu’il était en train de se suicider petit à petit. Monsieur R. se bat avec un passé d’enfant maltraité, l’alcool et la peur d’affronter les dettes énormes qu’il a contracté à l’hôpital après un grave accident.
Lorsque j’ai rencontré Monsieur D., alors que l’AIS le mettait en demeure de mieux entretenir son logement, il s’est mis à pleurer en parlant d’un travailleur social qui l’accompagne depuis longtemps et qui l’a aidé à sortir de la rue.
Lorsque j’ai rencontré Madame V., qui se débat avec les problèmes de santé physique et mentale, les addictions, les médicaments, les deuils, les traumatismes de la rue, elle a pleuré parce qu’elle a mal aux jambes, que son mari décédé lui manque, que sa vie est trop dure. Le CPAS a arrêté de lui verser son allocation depuis deux mois pour des raisons révoltantes d’exigences administratives non-respectées.
Madame V. est lucide et très intelligente, mais les sables mouvants de l’administration et de la vie sont ce qu’ils sont…
Lorsque j’ai longuement rencontré Monsieur F., il m’a raconté son enfance, son père maltraitant, ses amis décédés, sa profonde solitude. Et il a pleuré. Monsieur F. a des problèmes de mémoire lorsqu’il boit trop, mais pas pour ses souvenirs d’enfance.
Je ne peux que comprendre la gêne des personnes de se montrer face à nous. Mais ce n’est pas l’état de leur logement et l’état dans lequel elles se présentent qui me plongent dans la honte. C’est l’état de notre société et c’est l’Etat, ce système dont nous faisons partie en tant que travailleurs.euses et en tant que personnes, qui me font honte.
Rencontrer une personne que nous accompagnons me confronte aux énormes difficultés qu’elle doit affronter.
Mais chaque situation me donne aussi à voir l’étendue désespérante des problèmes de notre société, dont les conséquences individuelles et collectives sont dramatiques.
Vous faites la différence en nous donnant les moyens d’agir !
(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patients et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte. Il n’y a pas de lien direct entre les photos et les histoires ci-dessus.