C’est assez impressionnant comme on peut avoir la capacité de s’habituer à peu près à tout.

En tant que travailleuse sociale, je rencontre des personnes en situation d’extrême précarité. Avec mes collègues, nous les accompagnons et les voyons évoluer : elles se soignent, trouvent un logement, s’alimentent, etc.

Pourtant, malgré ces évolutions visibles et évaluables, ces changements restent profondément fragiles. La personne est souvent à deux doigts de tout perdre : un logement qui accueille une multitude d’objets improbables, un manque d’hygiène corporelle qui nuit à l’intégration de la personne en société, une forme de léthargie face aux démarches sociales, etc.

Cette fragilité, on s'y habitue, on la relativise.

Oui, car en travaillant dans le social, nous avons conscience que le parcours de la personne a été long et qu’il le sera encore. On s’habitue à voir les personnes prendre racine dans leur fragilité, et puis nous les aidons au mieux pour y remédier…

Au fond de nous, nous pouvons nous surprendre à penser que le chemin parcouru par la personne est déjà tellement grand que, finalement, il n’évoluera plus forcément. On s’y habitue ! C’est notre travail de pallier les difficultés des personnes.

Monsieur B. a toujours connu la rue, il y a passé des dizaines d’années.

A force de vivre de la sorte, son corps lui a fait défaut… Hospitalisation sur hospitalisation. Il n’a plus le choix, il ne peut plus vivre dehors, et ce, pour des raisons de vie ou de mort.

En logement, Monsieur B. a des habitudes destructrices.

Calfeutré chez lui, des rideaux couvrent toutes ses fenêtres et la lumière ne pénètre jamais cet espace. Il consomme, boit, héberge mille et une personnes différentes…

Pourtant, Monsieur B. a toujours le moral, ne veut pas entendre parler de changement et malgré son logement, il enchaîne les séjours à l’hôpital. Ces hospitalisations sont de plus en plus lourdes et nous nous préparons psychologiquement à son décès éventuel.

Fatalistes, nous arrivons même à le comprendre.

Son corps est tellement abîmé qu’il ne peut plus l’utiliser comme il le souhaite, il n’a plus la liberté de ses mains et est en chaise roulante. Est-ce une vie ? A cet instant, nous le comprenons : quitte à mourir jeune, autant partir sans se priver, en faisant ce qu’il a toujours fait.

Et puis… Monsieur est à nouveau hospitalisé pendant plus de deux mois. Durant ce séjour, sa transformation saute aux yeux.

Il n’est plus le même.

Il parle différemment, construit des projets, sait ce qu’il aime, ce dont il a envie, etc.

Nous restons dans la prudence et, intérieurement, nous pensons qu’en sortant de l’hôpital, tout cela ne serait qu’un lointain souvenir. Et pourtant Monsieur est sorti de l’hôpital et est devenu une autre personne ! Son changement est incroyable tant physiquement qu’émotionnellement.

Il marche à nouveau, ne consomme plus, ne fréquente plus les personnes qui pouvaient avoir un impact négatif sur ses décisions, il se soigne, accepte l’aide proposée, se fait des plaisirs, il a déménagé et… il ouvre ses rideaux.

Bref, Monsieur veut vivre !

Cette histoire met en évidence notre capacité à accompagner les personnes dans leur fragilité, en s’y habituant, en pensant que le parcours de la personne justifie sa précarité et que le parcours est déjà énorme.

Par ailleurs, cela nous rappelle également à quel point nous sommes tous maîtres de notre vie. Nous avons certes soutenu Monsieur, mais il ne doit ses réussites qu’à lui-même. Bien que nous y soyons pour si peu dans son changement, cela donne pourtant énormément de sens à notre travail et démontre la richesse et l’imprévisibilité de travailler avec « l’humain » et non avec des « problématiques ».

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(*) Nous mettons tout en œuvre pour respecter la vie privée de nos patient·es et notre secret professionnel. Nous voulons néanmoins témoigner de la façon dont ils·elles doivent survivre et de la manière dont nous travaillons ensemble à leur réinsertion. Par conséquent, le nom des lieux et des personnes sont volontairement omis ou modifiés et des situations vécues sont placées dans un autre contexte. Il n’y a pas de lien direct entre les photos et les histoires ci-dessus.